All fun and games (until someone loses an eye) est une exposition d’Oystein Aasan (né en 1977, vit et travaille à Berlin) dont les intentions sont placées dans les intervalles laissés ouverts entre lecture et écriture.


Double Bind (2011) est une structure qui transpose un script aux dimensions de la sculpture et de l’architecture. La pièce prend pour source un film de John Ford, Stagecoach (1939), récit d’un groupe de voyageurs traversant en diligence le territoire Apache. Le film, archétype du western hollywoodien, est ponctué de retournements narratifs dans lesquels les personnages, durant leurs échanges énigmatiques avec les groupes indigènes parlant un langage inconnu, font l’expérience du « double bind ». Cette situation de « double contrainte » a été théorisée par l’anthropologue américain Gregory Bateson comme une soumission à plusieurs injonctions paradoxales, un dilemme de la communication provoquant la collision mentale de messages contradictoires menant le sujet à formuler une réponse validant certains messages, et niant inévitablement les autres. Le « double bind » est ainsi une machine à produire des vérités partielles, de l’erreur, une mécanique du faux dans laquelle répondre signifie enfreindre. L’histoire de confrontation à l’Autre (ici, les native americans) qui traverse le film se dédouble dans cet état de conscience altérée. C’est cette mécanique falsificatrice que la pièce Double Bind détecte dans la production de ce qui, au cinéma, est censé traduire dans le film la vérité des intentions de son auteur : le script. Après de multiples visionnages de Stagecoach, Oystein Aasan a produit ce qui pourrait lui tenir lieu de trame scénaristique. En tentant de retrouver ce qui a donné au film ses contextes, ses paysages, ses cadres, son découpage en séquences ou ses articulations narratives, et en remontant le cours du film de sa « lecture » à son « écriture », cette version du script se présente comme un voyage à rebours dans la production de l’industrie du cinéma hollywoodien, et manifeste ce qui, du script original, a été perdu, mais aussi la somme d’erreurs, de projections ou de développements involontaires que la position de lecteur a permis d’y insérer. A cette version du script fait face sa version originale, retrouvée après coup. Les deux versions on été reportées par transfert typographique, transposées lettre à lettre dans une grille autoritaire, faisant avant tout de la pratique de la lecture une affaire de perception rétinienne.


Double Bind est surplombé par la pièce éponyme de l’exposition, All fun and games (until someone loses an eye) (2011), structure acoustique délimitant une surface pouvant évoquer le studio de post-production du cinéma, et instaurant une séparation physique et auditive entre l’espace du script et celui du lieu qui l’accueille : une architecture sans murs.


Reading Hemingway without guilt (2006) adapte le geste formel et l’activité technicienne de Double Bind à un ensemble de textes circonscrivant l’œuvre d’Ernest Hemingway. Ce corpus de textes qui, en périphérie de la production de l’auteur, constitue son « discours second », est composé de revues critiques ou d’exégèses focalisant leurs analyses sur les tâches monumentales que doivent accomplir les héros de l’écrivain américain. Leur transfert dans la grille contraignant la lecture fait du sous-texte de ce corpus – l’épreuve à surmonter – ce qui s’impose précisément au regard au moment de déchiffrer le texte, et de son objet – l’auteur en question – le point aveugle autour duquel s’organise une visibilité obstruée.


The Rubber Room (n° 1 & n° 2) (2011) est à la fois une technique de mémorisation et d’archivage de l’exposition, la version primitive de son catalogue, et l’évocation d’une forme minimale du livre, rassemblant différents documents se révélant comme les fragments d’ascendance du projet, ses sources. Mais, loin d’assurer la fonction didactique d’un paratexte venant révéler des intentions, des enjeux ou des énoncés, The Rubber Room multiplie et creuse dans toute compréhension trop immédiate de nouvelles brèches où précipiter l’interprétation, en pointant l’écriture de l’exposition comme une pratique de la reliure.


L’exposition procède d’une écriture qui, pour avoir d’abord été une lecture, ne consiste pas forcément à être assimilée, mais à conserver avec son contexte de réception une distance fondatrice. La traduction du matériau textuel en impacts optiques apparaît comme la réduction du texte – et de sa capacité à parler de son objet – au mutisme : il ne s’agit plus de lire mais de déchiffrer. La petite musique du texte a laissé place à un grand bruit blanc. L’exposition met ainsi en œuvre une rhétorique de la soustraction : le travail de recherche des intentions originales (d’un film, d’un auteur, d’une exposition) s’expose en négatif, son objet est oblitéré par des techniques minimum de transfert ou de reliure, opérations par lesquelles les intentions se donnent à la lecture sur le mode de l’obstruction. Ce qui s’énonçait comme une entreprise de transparence (retrouver ce qui, par exemple, de John Ford ou d’Hemingway passerait dans le texte) s’expose selon un procédé d’opacification dans le passage en force de la langue dans l’étau de la grille moderniste.


Il faut insister sur ce que Double Bind et Reading Hemingway without guilt n’ont pas été produits à l’aide d’un outil de reproduction industriel, mais par transfert de lettrines. Le caractère manuel du transfert – et non de l’impression – pratiqué ici par Aasan, introduit une nuance qui déplace l’immédiateté du geste mimétique en quoi consiste le procédé industriel de reproduction vers une activité plus platement archaïque de copiste. Quelque chose d’une exactitude a été perdu, insérant une marge de temps-retard jusque dans le geste d’inscription des textes. On pourrait dire du texte qu’il « travaille » comme on le dit d’une charpente. L’exposition est à cet égard une mise en scène du rapport d’opacité qu’entretient la production des œuvres avec les oeuvres elle-mêmes, et par extension de la construction discursive éloignant les œuvres de leur réception : au geste littéral de transfert qui encrypte le texte et le rend mutique répond comme en miroir l’aveuglement partiel du spectateur, ici en situation de « myopie ». Le motif contradictoire de la lecture qui a produit l’exposition se trouve alors littéralisé pour le regard qui goûtera aussi bien l’implacable réverbération de scripts muets que la nature invérifiable des données reproduites. Dans ce qu’elles étendent le temps de la lecture à celui de l’exposition, les œuvres dessinent ici le cadre d’une vision « à délai », résistent ainsi au présent univoque de l’idéologie didactique en se donnant dans un temps différé qui est celui d’une actualisation perpétuelle de leur discours et de leur identité, comme un défi lancé au regard de dégeler le texte.


Aussi les gestes ici mis en œuvre par Aasan résident-ils moins dans l’évidence des projections interprétatives immédiates que dans des opérations de  dissimulation, d’invisibilité et de retrait. L’exposition fait résider les intentions hors texte, établissant l’invisible comme son objet, et consistant ainsi en l’apparition évènementielle de ses propres limites.




 

All fun and games (until someone loses an eye)

Oystein Aasan

18.03 - 21.04.2011